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GAME OF THRONES in Kyrgyzstan

Game of Thrones au Kirghizstan :

Automne 2017 au Kirghizstan. Les feuilles flamboyantes au-dessus des troncs chaulés de blanc. Mélange de visages caucasiens et asiatiques dans les autobus. La chevelure d’une jeune rousse est de la même couleur que la barbe teinte d’un musulman du bazar. Alpha-bet cyrillique sur les plaques des rues portant le nom des héros des tribus mongoles. Champs défrichés par le feu. Femmes en fichu – jamais voilées – en conciliabules sur les bancs. Très peu de femmes portent le voile. Les mosquées sont petites et discrètes. L’alcool est en vente partout. Bref, l’Union soviétique a laissé sa marque, un socle commun est préservé et la Russie reste investie dans la région, alors que la base militaire américaine n’existe plus.

Tout commence par une carte. Le bleu du lac Isik-Kul, où je n’irai pas. Premier matin à Bishkek, la capitale. Je déploie sur la table du Café Sierra la carte de la métropole. L’Union soviétique a laissé sa marque. Les avenues principales, dans le sens horizontal, portent le nom de deux villes-sœurs : Moskovskaya et Kievskaya. Puis, il y a les avenues Tolstoï et Frounze. D’ailleurs, Bichkek s’appelait Frounze au temps de l’Union soviétique, en l’honneur du chef militaire ayant joué un rôle majeur pendant la révolution bolchevique : Michel Frunze, mort dans des conditions suspectes… D’aucuns accusent le camarade Staline d’avoir éliminé un rival potentiel.

L’épopée de Manas :

Une brunette au visage ovale, les cheveux très longs, rencontrée sur l’avenue Chuy, me déclare que L’Épopée de Manas est son livre préféré… Ça ferait plaisir à J.R.R. Tolkien… C’est un poème épique de 500 000 vers relatant les exploits du héros national, Manas, qui unifia, au dix-septième siècle, les nomades kirghizes en lutte contre les Chinois. Comme si une parisienne croisée dans le métro annonçait que son livre de chevet était la Chanson de Roland… Tout est possible en Asie centrale…

Le valeureux Manas s’enorgueillit d’avoir créé de toutes pièces une nation à partir de vagabonds, comme le fera T.E. Lawrence plus tard dans le désert bédouin. A l’instar d’Ivan le Terrible, Manas s’était constitué une garde rapprochée composée de quarante preux chevaliers. Mais ils ne l’ont pas empêché de se faire assassiner dans le contexte des luttes intestines entre clans. Sur ce plan, rien n’a changé en Asie Centrale. Cependant, son fils eut le temps de fuir à Boukhara. Il revint au pays, des années plus tard, pour re-conquérir les terres de son père, comme le jeune Paul Atréides dans la saga de Dune, inspirée de l’histoire des peuples nomades.

Cette épopée se décline soixante versions, au bas mot, chacune contée par un narrateur apportant sa vision personnelle de la geste nationale, brodant et improvisant, à l’instar des bardes et trouvères de jadis.

Au nord du pays, un mausolée est considéré comme la tombe du grand homme. Pourtant, une inscription indique qu’il a été érigé pour une femme, à une date inconnue. D’aucuns affirment que c’est la veuve de Manas, une femme réaliste, qui a fait graver cette inscription afin de tromper les ennemis de feu son mari, qui cherchaient à profaner sa sépulture.

Le béton des monuments des années soixante ayant vieilli, l’aspect général du centre de Bichkek fait penser au Moscou des années quatre-vingt-dix. Mais la présence de nombreux arbres rachète le tout. Les bâtiments de trois ou quatre étages maximum font de Bishkek une capitale à dimension humaine, surtout lorsqu’elle est réchauffée par les rouges et les ors des feuilles d’automne, la saison parfaite pour voyager. On me dit qu’il neigeait l’année dernière, à la même période.

Photographié une jeune femme qui fait penser à une actrice japonaise d’un film de Kurosawa. Quelque chose de mélancolique et de mystérieux dans ses grands yeux noirs bridés, encadrés par des cheveux très sombres, aux reflets bleutés, tombant en cascade sur les épaules. Des mains de porcelaine, longues et souples.

Le centre-ville est traversé par l’avenue Chuy, avec ce que les habitants appellent la « Maison blanche », siège de la Présidence de la République et qui ressemble à un terminal d’aéroport. Parlé à un agent de la sécurité, un Kirghize de grande taille, aux cheveux noirs coupés très courts, vêtu d’un costume qui semble sorti de Matrix ou de Men in Black. Il porte aussi, niché dans son oreille droite, un écouteur en silicone, presque invisible. En permanence sur le qui-vive, il porte des lunettes de soleil galbées, à verres jaunes et cultive une attitude de guetteur, ses yeux bridés accentuant sa ressemblance avec un oiseau de proie. Il porte au loin son regard, comme s’il s’attendait à une émeute imminente. Sa rudesse de manières, couplée à une politesse glacée lui donne un faux air de Robert Downey Jr., l’acteur qui interprète Iron Man.

Nous discutons un peu de la situation dans le sud du pays où je prévois d’aller le lendemain. Après avoir consulté son bracelet-montre à trois cadrans comme s’il voulait vérifier une information, Iron Man me conseille de faire attention lorsque je serai à Och, car il y aurait près d’un demi-million de Musulmans radicalisés dans la vallée de la Fergana, mê-me si les médias n’en disent pas un mot…

Selon lui, les accords signés sont de la poudre aux yeux : « ce sont jamais les principaux intéressés qui signent ces papiers, mais seulement les diplomates… Or, ils ne représentent pas les vrais fauteurs de trouble : les chefs de bandes, qui ont gardé le pouvoir de nuire. Ça peut exploser à n’importe quel moment. »

J’apprends qu’il était lui-même à Och pendant les pogroms de juin 2010. Au souvenir de ces journées, sa voix baisse d’un ton et un voile s’abaisse sur ses yeux, comme s’il entrait en transe. Le regard perdu dans le lointain, il évoque des souvenirs de ces journées d’horreur : « quand vous voyez un homme fort, bien proportionné, prendre un enfant par les pieds et lui fracasser la tête contre un mur, alors vous comprenez qu’il est inutile de discuter avec ces gens-là… » Il me fait penser aux témoins du génocide rwandais avec qui je m’étais entretenus. Le même voile des victimes collatérales de la folie meurtrière, à ja-mais marquées par ce qu’elles ont vu.

Troubles ethniques :

Le Kirghizstan est l’un des trois pays de l’ex-URSS a avoir connu une « révolution de cou-leur », c’est-à-dire un changement de régime politique provoqué par une révolte populaire non-violente. Cette révolte appelée la « Révolution des Tulipes » a été modelée sur la Révolution des Roses, en Géorgie, et sur la Révolution Orange, en Ukraine (comme vous pouvez le voir dans les sections de ce site internet consacrées à ces pays). Cependant, on en a moins entendu parlé, pour deux raisons : le Kirghizstan n’est pas situé en Europe et il ne présente pas d’intérêt géopolitique majeur. Chanceux, les Kirghizes… Même si le Grand Jeu peut reprendre à tout moment (1).

Ce changement de régime a été provoqué par une mobilisation de la société civile contre un gouvernement corrompu et a débouché sur un autre régime, tout aussi corrompu. Comme en Géorgie et en Ukraine, les Occidentaux ont soutenu les militants de l’opposition, tandis que la Russie avait une préférence pour le régime en place. Cependant, cette révolte n’a pas donné lieu à un conflit entre grandes puissances, comme en Ukraine. Les États-Unis se sont d’ailleurs assez peu investis dans cette affaire, hormis le soutien de ses agences de développement à la société civile.

Cette révolte est née d’un ras-le-bol des étudiants de la capitale. Par la suite, une nouvelle constitution a été promulguée, qui a donné plus de pouvoir au Parlement. Mais ce changement ne s’est pas fait sans heurts collatéraux, puisque la vie politique kirghize, comme celle du Bangladesh ou de l’Afghanistan, pour ne prendre que deux exemples d’un phénomène universel, est basée sur l’exploitation systématique des ressources par des élites qui se partagent le pouvoir et se succèdent au gouvernement. L’ancienne garde évincée a donc réclamé sa part du gâteau et les nouvelles autorités de la capitale n’ont pas compris assez tôt le risque de violence dans le sud, bastion de l’ancien pouvoir.

Par conséquence, les plus vulnérables ont, comme de coutume, payé le prix. La minorité ouzbèke de la région méridionale d’Och s’est faite racketter avec encore plus d’impunité que par le passé. Et lorsque ces fiers ouzbèkes – peu enclins à se laisser marcher dessus sans réagir – ont commencé à protester, la majorité kirghize a compris que les autorités étaient trop occupées à jouer au jeu des chaises tournantes dans la lointaine capitale, pour se préoccuper de ce qui se passait dans le sud. Aussi, le 10 Juin 2010, des foules de paysans kirghizes manipulés par des meneurs xénophobes se sont-elles ruées vers la ville d’Och pour prendre d’assaut les quartiers ouzbèkes.

Les Ouzbeks ont vite compris qu’il était inutile d’attendre une intervention des autorités. Ils ont donc commencé à organiser eux-mêmes leur défense, en construisant des barricades autour de leurs quartiers, abattant des arbres et utilisant tout les objets leur tombant sous la main. En cela, ils se sont mieux préparés que les Arméniens de Bakou pendant les pogroms orchestrés par les Azéris majoritaires (en 1990).

Lorsque l’assaut a commencé, les Kirghizes se sont rués dans les quartiers minoritaires pour « apprendre aux Ouzbeks à rester à leur place ». A la nuit tombée, les mosquées ont lancé des appels pour réveiller ceux qui autrement se seraient fait tuer s’ils étaient restés dans leurs lits, à la merci des bandes de violeurs et de pillards chauffées à blanc par les discours de haine. Les chefs des communautés ouzbèkes ont même ordonné à leurs membres de tambouriner sur des barils en métal pour prévenir tout le monde de l’attaque en cours. « On se serait cru au beau milieu de la forêt africaine », m’a raconté un témoin.

Mais les barricades faites de bric et de broc n’ont pas tenu longtemps face aux hordes d’assaillants et près de cinq cent victimes ont succombé à ces violences. Le lendemain matin, les agresseurs ont fini par se retirer, à l’annonce que l’Ouzbékistan s’apprêtait à envoyer des troupes à travers la frontière toute proche, pour venir en aide à ses « frères ethniques ». Ce qui n’était qu’une rumeur a contribué à faire cesser les massacres. Pour-tant, rien n’était plus éloigné des pensées du président ouzbèke que de voler au secours de ses frères… Non seulement il n’a rien fait pour porter secours aux victimes, mais il a ordonné la fermeture de la frontière pour endiguer le flux des réfugiés. Cependant, après avoir été alerté par ses gouverneurs de province, qui voyaient des cadavres descendre la rivière Ak-Buura en provenance du Kirghizstan, le président ouzbèke a finalement accepté d’accueillir les quelques 100,000 réfugiés qui fuyaient les pogroms et de construire une cinquantaine de camps.

Devant l’ampleur des violences et confronté à la déliquescence de ses institutions, le Kirghizstan a lancé un appel à l’aide internationale. Une mission de maintien de la paix aurait très bien pu être déployée dans un délai très court, soit par la Russie – qui dispose d’une base militaire dans le Tadjikistan voisin – soit par l’OSCE ou l’Union européenne. Mais rien n’a été fait, le Kirghizstan n’ayant pas l’importance géopolitique de la Géorgie ou de l’Ukraine, ni même du Kosovo. Il est vrai qu’une mission de ce type n’aurait pas pu faire grand-chose pour limiter le nombre des victimes car elle serait arrivée après les mas-sacres. Cependant, elle aurait peut-être pu contribuer à mettre en place un système de justice transitionnelle.

Si Moscou n’a pas réagi, c’est probablement parce que le Kremlin n’a pas voulu passer, aux yeux de l’occident, pour un défenseur de son pré carré, surtout après la guerre en Géorgie. Il est vrai qu’il avait d’autres préoccupations et se préparait déjà à reprendre la Crimée, ce qui fut chose faite deux ans plus tard.

Pourtant, Moscou aurait pu faire jouer le traité d’amitié entre les deux pays, voire le man-dat de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (en russe : Организация Договора о коллективной безопасности), d’autant que l’ONU venait de signer un accord de coopération avec cette organisation régionale qui regroupe – outre le Kirghizstan – la Russie, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kazakhstan, le Belarus et l’Arménie.

Il y avait même un précédent, puisque les troupes soviétiques étaient intervenues à Och à l’époque des précédents pogroms, en 1990. Sur le moment, elles avaient été critiquées, comme on s’en doute, mais l’utilité de leur intervention avait été reconnue par la suite.

Il est vrai que dans un monde où domine « communication », une intervention militaire comportait des risques et comme l’a avoué, à l’époque, un officier russe : « nous autres, on n’est pas encore prêts à faire comme les Israéliens et à diffuser un clip vidéo en réponse à chaque accusation d’usage illégal de la force. » Au moins sur ce point, des pro-grès substantiels ont été accomplis, si l’on en juge aux sommes dépensées dans la guerre de l’information au sujet de l’Ukraine.

L’ONU, non plus, n’a guère brillé par sa réactivité, malgré le fait que le Président par intérim du Kirghizstan se trouvait être une diplomate versée dans les arcanes des Nations Unies. Quant à l’Union européenne, elle a déboursé cinq millions d’euros en aide humanitaire et a mis en place une commission d’enquête, comme à son habitude. Le KIC (Kyrgyzstan Inquiry Commission), dirigée par un Finnois que les initiales de son nom (K.K.) prédisposaient à travailler au Kirghizstan, a publié un rapport pointant du doigt d’une façon embarrassante l’incapacité totale des autorités nationales à gérer le conflit. Résultat : K.K. fut déclaré persona non grata par le parlement kirghize, peu enclin à se faire donner des leçons, et dut plier bagage peu après la publication de son rapport.

Toute cette triste affaire apporte peu d’eau au moulin des partisans des opérations de maintien de la paix, comme l’explique Anna Matveeva (2). En effet, alors que, pour une fois, les considérations géopolitiques ne posaient guère d’obstacle, les grandes puissances se sont montrées incapables de se mettre d’accord pour envoyer une mission, pourtant sans risque et le moins qu’on puisse dire est qu’avec le conflit actuel en Ukraine et les relations conflictuelles entre les grandes puissances, ce genre opération est encore moins envisageable, au cas où les violences reprenaient dans le sud du Kirghizstan.

J’achète deux poupées de laine dans un magasin d’artisanat. Elles représentent un Kirghiz et un Ouzbek (photo n° 3) et montrent que les stéréotypes ont la vie longue. Le Kirghiz est représenté comme un nomade svelte, un faucon perché sur l’épaule, tandis que l’Ouzbek a une allure de paysan sédentaire, tout en rondeurs. Une semblable dichotomie se retrouve au Rwanda, lorsque les Tutsis sont représentés comme des bergers aux allures d’aristocrates, tandis que les Hutus sont vus comme des agriculteurs trapus.

Au Café Sierra :

Ce café, ouvert 24/24, est un endroit idéal pour boire un latte ou manger un morceau. Il est fréquenté par la jeunesse dorée : jeunes femmes aux coupes de cheveux inspirées des personnages de manga et garçons flirtant avec le genre androgyne des bad boys de Tokyo. C’est ici que les Slaves – des Russes ethniques, mais Kirghizes de nationalité – se mêlent aux Asiatiques dans un joyeux melting pot. Tous sont des enfants d’Internet, hyper-connectés et mondialisés. Ils voyagent à l’étranger, sans avoir à beaucoup dépenser, dormant chez l’habitant, grâce au couch surfing, que ce soit en Russie, au Kazakhstan, et même en Europe.

L’un des serveurs, beau gosse aux yeux clairs, me dit que Och est une ville très agréable : « les gens y sont plus ouverts qu’ici, vous verrez. » Un jeune couple sirote des café latte : la fille est une superbe blonde coiffée d’une longue tresse à la Timochenko avec des yeux mutins et langoureux, comme écrivait Dumas (j’ai lu les Trois Mousquetaires dans l’avion).

Dans le sud, à Och :

Ça fait plus d’une heure que je lis la suite des aventures de D’Artagnan à bord de l’avion qui n’a pas bougé d’un millimètre sur le tarmac de l’aéroport. Le pilote finit quand même par annoncer que le départ est retardé en raison du fait suivant : « notre Président de la République a cru bon de rendre une visite-surprise dans la bonne ville d’Och. » Rien de surprenant… On est à l’avant-veille des élections et il vient serrer quelques mains et resserrer quelques boulons. Et comme de coutume, il a ordonné la fermeture de l’aéroport. Un fait du Prince. De la même façon qu’en Ukraine, le président avait pour habitude de fermer l’autoroute quand il lui prenait l’envie, louable, de sortir de la capitale pour aller humer le bon air forestier, dans son luxueux chalet de Méjigiria, dans la banlieue de Kiev. La promiscuité n’est jamais bonne et mieux vaut éviter les embouteillages.

Bref, l’équipe de communication du Palais présidentiel ayant jugé bon d’envoyer le chef de l’État battre le rappel des ouailles dans le bastion conservateur du sud, je ne pourrai pas admirer, depuis le hublot, la chaîne de montagnes dont on m’a compté monts et merveilles, car il fera nuit noire lorsque l’avion pourra enfin décoller. De guerre lasse, je retourne au dix-septième siècle et à la tentative désespérée des braves mousquetaires d’empêcher le roi anglais, Charles Premier, de se faire couper la tête à Londres.

Une famille de turcs meshkets :

Deux années après avoir visité les villages du sud de la Géorgie où se sont ré-installés des familles de turcs meshkets qui avaient été exilées en Asie centrale sur ordre de Staline (comme vous pouvez le voir dans la section de ce site internet consacrée à la Géorgie), je peux en avoir la preuve tangible en allant à la rencontre des descendants de cette communauté déportée. Rappelons que le dictateur soviétique s’était spécialisé dans l’étude des minorités et qu’il était lui-même Géorgien. Il avait ordonné le déplacement de nombreuses ethnies d’un bout à l’autre du territoire soviétique, sous prétexte qu’elles devaient être punies pour avoir collaboré avec l’envahisseur nazi. Après la mort du Petit Père des Peuples (surnom de Staline), la plupart de ces ethnies ont été invitées à retourner sur leurs terres d’origine, à l’exception de trois communautés, dont justement ces Turcs meshkets. Les deux autres à avoir été exclues du « grand pardon » sont les Allemands de la Volga et les Tatars de Crimée.

On entre chez les Turcs meshkets par un grand portail de fer forgé, peint en vert. Le terrain de terre battue sur lequel est construite la maison est entouré d’un haut mur de béton. Il est d’usage, en Asie centrale, de murer le périmètre des maisons où vivent les membres d’une même famille et leurs ribambelles d’enfants, comme c’était jadis le cas en France, dans les fermes. Je traverse une grande cour intérieure, en terre battue, accueilli par le caquètement des poules et passe devant un kiosque – ou gloriette – en bois, doté de bancs couverts de tapis. Ces kiosques sont très appréciés dans toute la région, de l’Afghanistan à l’Inde, pendant les mois chauds. On peut y boire le thé ou piquer une petite sieste. C’est là aussi que se tiennent les palabres entre chefs des maisons avoisinantes et que se rè-glent toutes sortes de questions pratiques.

Devant la porte entrebâillée d’un garage, l’un des fils de la maison est occupé à réparer la durite d’une camionnette de l’époque soviétique, la tête penchée sous le coffre ouvert, tandis que trois femmes en fichu s’affairent dans la cuisine, dont la fenêtre est grande ou-verte. Alertée de notre arrivée par les poules qui s’égosillent, une femme passe une tête rubiconde par la porte d’entrée en faisant tinter les perles multicolores d’un rideau anti-mouches.

Le chef de famille porte une casquette de tweed qui lui donne l’allure d’un gentleman far-mer. « Aucun problème pour aller voter », affirme-t-il. Ils le feront dès le lendemain matin, en famille, comme d’habitude, à part une de leurs filles, qui est handicapée. Aucun système d’urne mobile n’est prévu, permettant le vote à domicile des personnes handicapées, malades ou trop âgées pour se déplacer, à la différence de ce qui est pratiqué dans d’autres pays de l’espace post-soviétique, comme en Azerbaïdjan, pays qui ne brille pour-tant pas par son respect des procédures électorales.

Le père de famille finit par admettre qu’il a un problème avec la municipalité. Des fonctionnaires locaux auraient payé un pot de vin à des experts descendus de la capitale pour en-quêter sur le droit au logement des familles de la minorité turque, et le dossier aurait été enterré. Ses deux fils aînés, de beaux jeunes hommes dans la force de l’âge, nous rejoignent dans la cour. Ils sont opposés au dépôt d’une plainte : « ça pourrait mal tourner, qui sait ? Nous causer des ennuis… », s’inquiète l’un, une clef à molette à la main et la chemise couverte d’huile de vidange. Mais son père insiste, laissant transparaître son émotion : « j’ai pas peur. J’en ai assez. » Ses yeux sont humides sous la visière de sa casquette en tweed.

Un quartier ouzbek :

Dans un quartier du haut de la ville où s’étaient barricadés la minorité ouzbek pendant les pogroms de 2010. C’est un quartier qui avait été bien protégé, ce qui fait que la populace en furie n’avait pas pu y entrer.

Accueil tendu. En période électorale, les souvenirs des journées noires de juin 2010 rejaillissent et le risque d’une résurgence des violences se fait sentir. Personne ne veut ré-pondre aux questions hors la présence du chef de quartier, qui est en déplacement. Un groupe d’hommes assis sur des tapis, devant l’échoppe d’un épicier, m’offre quand même un bol de thé pour suivre les lois de l’hospitalité, tandis qu’un boucher ambulant passe en poussant son chariot d’où pendent des morceaux de viande.

Rencontres avec des habitants du centre ville. Selon certains, les jeux sont faits. Pour d’autres, le résultat des élections reste incertain, avec deux candidats forts, qui veulent en découdre : « ça va être chaud » assure l’un, tandis qu’un autre ajoute, désabusé, posant la main sur la poche de son pantalon : „Ils se ressemblent tous, les politiques… travaillent pour leur poche.” Le mot russe « karman » (poche) revient souvent dans les discussions.

Nazgul ressemble à une Elfe : oreilles pointues, yeux en amandes et cheveux lisses. Son joli nom semble sorti du Seigneur des Anneaux, même si elle est à l’opposée des cavaliers noirs, sauf pour la couleur de ses cheveux. Elle a entendu dire que des candidats sont prêts à payer jusqu’à 100 $ pour un vote. L’ami qui lui a fait cette confidence lui a aussi dit qu’il avait l’intention d’attendre la toute dernière heure pour aller voter, demain, car il espère que le prix grimpera, avec l’avancée de la journée et l’accroissement des ten-sions, et qu’ainsi il pourra gagner jusqu’à 150 euros, c’est-à-dire davantage que son salaire mensuel à l’usine.

Election-Day :

Devant le bureau de vote du Philharmonique, un homme administre une gifle magistrale à un autre. Le gifleur est un Ouzbek copulant en costume bleu. Le giflé est un homme du peuple : veste grise informe et chemise défraîchie. La peau de son visage a rougi sous le soufflet. Il tient sa casquette d’une poigne nerveuse, les phalanges blanchies par la pression des doigts, en fixant son persécuteur avec haine, mais sans oser rétorquer. Je donne peu cher des vieux jours du gifleur si la victime parvient, un jour, à laver l’affront.

Ces élections n’ont rien de festif et chacun porte une mine d’enterrement, y compris les fonctionnaires (à l’opposé du Belarus, comme vous pouvez le voir dans la section de ce site internet consacrée à ce pays). Pas un rire ne vient rafraîchir l’atmosphère lourde et pesante. Les badauds se contentent d’échanger quelques mots à voix basse, peu sou-cieux de se faire entendre par des oreilles inconnues.

Dans une supérette :

Ce magasin est dirigé par une famille venant d’Azerbaïdjan. Alors que je suis en train de regarder le prix de la vodka locale, un jeune homme vient me serrer à main en me souhaitant la bienvenue, puis me guide mystérieusement jusqu’à une pièce située dans l’arrière boutique. Un traquenard ?… Je me tiens sur mes gardes. Mais rien n’est plus éloigné de son intention que de s’en prendre à moi. Nous entrons dans une petite pièce mal ventilée, remplie de fumée de tabac, où quatre hommes massifs et replets sont attablés et jouent aux cartes en sirotant du thé. Ils me souhaitent la bienvenue. J’apprends qu’ils viennent de Bakou : « oh, l’Azerbaïdjan !… Vous savez, que des problèmes ! et avec un président dangereux… Oh, la la ! Mon bon monsieur, il a tout pris là-bas, tout ! Ici, quand même, on vit mieux ». Un des quatre individus est ensuite moqué par les trois autres et il finit par quitter la pièce en grommelant. « Oh, lui… m’explique-t-on, c’est un Juif … alors, vous savez… » « Et alors ? », demande l’intéressé, aussitôt de retour, furibond : « et c’est bien pour ça que je suis plus intelligent qu’eux !… Les Juifs ont un cerveau qui fonctionne, eux ! » ajoute-t-il en tapotant sa tempe du doigt. Puis il se rassoie à sa place et reprend ses cartes, tandis que les trois autres éclatent d’un rire tonitruant : « ah ah ah ! Oui, vrai-ment, les Juifs, ils sont comme ça, ils partent, ils reviennent… », commente l’un, tandis qu’un autre met de l’eau à chauffer pour le thé. La geste des fils de David semble planer dans les airs, ressemblant à celle des héros de Manas.

Bras et jambes :

Aux abords d’un petit parc, cinq hommes sont confortablement assis, à la mode asiatique, sur un sommier en bois couvert de tapis. Le plus imposant est un moustachu au visage rond comme un melon. C’est un épicier, mais il est allé à l’école « jusqu’à la classe 8 », du temps de l’URSS et il suit de près les affaires internationales, à la télévision et dans les journaux : « En France, n’est-ce pas, vous avez maintenant un nouveau président. Hum… est-ce qu’il est mieux que le précédent, qui était un peu… comment dire… comme-ci comme ça (« tak tak » en russe), non ? » Puis, après une pause : « Votre Sarkozy, il était bon lui, pas vrai ? Il a fait la paix en Géorgie. Et, oh ! Mitterrand !… Mitterrand ! Un vrai Tsar ! » En disant cela, il ouvre grand les yeux et lève haut les bras, avant de conclure, en s’exclamant : « Général de Gôôle ! » en prolongeant le «O», tout en levant les bras encore plus haut, mais aussi les deux jambes, en signe de respect total. Je me dis que l’éducation publique, quand même, ça a du bon – quoi qu’en pensent les Pink Floyd – et que ce n’est pas aux États-Unis qu’on pourrait s’attendre à rencontrer un épicier aussi au fait de la vie politique française.

Le bazar d’Och :

Je m’attendais à un endroit beaucoup plus grand et bruyant. Or, il n’y a pas de musique et ça fait une sacrée différence avec les décibels suraigus des marchés de l’Inde ou de la Chine. De paisibles restaurants populaires sont alignés, les uns à côté des autres, avec leurs braseros à chachliks fumant devant l’entrée et leurs larges woks remplis de friture de poulet que d’épaisses et joviales cuisinières aux dents en or remuent avec de grosses cuillères, en papotant joyeusement.

Beaucoup d’ateliers de ferronnerie, pour la confection des portes et des clôtures, sans lesquelles une maison n’est pas considérée comme telle dans ce pays. C’est la grandeur et la solidité de la porte qui affiche le statut de la famille vivant derrière, comme ailleurs en Asie centrale. Aussi une maison digne de ce nom doit-elle être clôturée de part en part.

Plaisir de voir les jeunes, toutes ethnies confondues, venir prendre un cafe latte dans les récents coffee shops construits au centre-ville et où travaillent des équipes multi-ethniques. Un étudiant au visage empreint d’une grand mélancolie m’adresse la parole. Il s’appelle Adde et apprend l’anglais à l’université. L’année prochaine, il se mettra aussi au français. Non, il n’a pas voté aux élections car il n’a pas la nationalité du pays, bien qu’étant d’ethnie kirghize. En effet, il a vécu toute sa vie de l’autre côté de la frontière, en Ouzbékistan.

Le docteur Watson :

Une réunion post-électorale est menée tambour battant par un officier britannique à la re-traite, tout ce qu’il y a de plus old school, que j’avais d’ailleurs rencontré en Russie. Je me souviens avoir pris une photo de lui dans le bureau d’un gouverneur, tandis qu’il écoutait le discours du « pro-consul » du Kremlin avec un froncement de sourcil le faisant ressembler comme deux gouttes d’eau à l’acteur du film Le pont de la rivière Kwai. Jamais l’expression so British ! n’a été plus appropriée.

Bien sûr, on entend quelques unes des blagues habituelles à ce genre de réunions. Un Hollandais se met à susurrer à son voisin : « lorsque j’étais au Kenya, l’un de nos col-lègues, qui venait de Bristol, avait coutume de chantonner It’s a long way to Tipperary… en se rendant à nos réunions et je dois dire que je m’attendais à entendre fredonner cet air aujourd’hui… » Cette remarque lui vaut un éclat de rire. Puis, un jeune observateur russe se plaint de la visibilité des auto-collants mentionnant le soutien financier et logis-tique de l’agence américaine USAID dans de nombreux bureaux de vote qu’il a visités. Mais ses propos sont accueillis sans commentaires par ses voisins de table venus des pays baltes.

On se croirait revenus à l’époque du Grand Jeu entre les empires russe et britannique, en Asie centrale, une lutte d’influence à laquelle le brave docteur Watson a lui-même participé, si l’on en croit Sir Arthur Conan Doyle. C’était peu avant sa rencontre avec son colocataire de Baker Street. Du reste, l’Anglais qui préside la réunion ressemble beaucoup à ce brave docteur, ce qui le rend sympathique. L’ironie veut qu’il soit justement – comme je m’en rendrai compte trois semaines plus tard, à Volgograd – le portrait craché de l’acteur jouant le rôle de Watson dans l’excellente adaptation des aventures de Sherlock Holmes par la télévision soviétique : Vitaly Solomin.

A un dîner kirghize :

Une grande maison entourée d’une haute clôture, construite au centre d’un terrain spa-cieux avec, au milieu, un cerisier majestueux. Il a donné les fruits avec lesquels la femme de mon hôte a préparé un très bon « compot », que nous buvons pendant le dîner, accompagné de Cognac kirghize. J’en parle plus tard à un chauffeur de taxi qui me dit que ce Cognac, produit localement, est considéré comme très « propre », à la différence des autres spiritueux qui sont produits dans la région. Mon sommeil n’en sera que meilleur.

Retour à Bichkek :

L’assistant scientifique de l’Institut Français d’Études de l’Asie Centrale (IFEAC) est un jeune Kirghize qui vient de participer au marathon de Paris : « oh, c’était extraordinaire, tout le monde nous encourageait, surtout après le kilomètre 35 ». Il me fait penser à Murakami, l’écrivain japonais : tout en muscles et tendons, sans un gramme de graisse super-flu, même si ça ne saute pas aux yeux, à cause de ses vêtements amples : une chemise bleue bien repassée et un pantalon de toile doté d’une ceinture à boucle rectangulaire plaquée sur un ventre plat.

Comme tout coureur de fond qui se respecte, il se prépare pour un nouveau défi : le marathon d’Almaty, au printemps. Il me conseille d’aller visiter cette ville si proche, dans le Kazakhstan voisin. « Il faut compter à peine 100 $ aller-retour, en avion. Et ça vaut le coup de pousser ensuite jusqu’à Astana, en prenant le train qui part d’Almaty et traverse les steppes du Kazakhstan, longeant le lac Balkhash, un des plus grands du monde. Vous allez halluciner, comme on dit en France. Astana est une ville entièrement nouvelle, artificielle et futuriste. Il y a un contraste énorme avec les autres villes d’Asie centrale. »

La France maintient cet institut contre vents et marées. Il y a quelques années, il a dé-ménagé de Tachkent à Bichkek, exode qui ne s’est pas fait sans douleur, car l’institut a dû laisser derrière lui environ 10 000 manuscrits de sa bibliothèque, les autorités n’ayant pas donné l’autorisation de les transférer au Kirghizistan. Heureusement, ils sont conservés à l’ambassade de France et on peut espérer que les principes de l’extra-territorialité et de l’inviolabilité seront assez forts pour les préserver. Mais, quand on pense à ce qui s’est passé au Caire, on a des raisons de se faire du souci. En effet, l’Institut d’Égypte, fondé par Napoléon, a brûlé dans les émeutes du Printemps arabe et de nombreux manuscrits très rares sont partis en fumée.

« Bon, c’est vrai que ce déménagement nous fait faire des économies, car le loyer est moins élevé ici, mais c’est quand même embêtant pour les chercheurs, qui doivent désormais se déplacer. C’est une collection très riche. Il y a notamment des manuscrits des tous premiers travaux géographiques en Asie centrale, au dix-huit siècle, ainsi qu’un grand nombre d’excellentes études en russe. »

Il pleut, pour la première fois de la semaine. Je grimpe dans une marchroutka bondée. Les passagers sont silencieux et beaucoup plus discrets que dans les transports en commun parisiens. Chacun tient sa place. Il y a une belle musique qui me fait penser à un morceau de The Cure, avec des paroles en russe et je regrette de ne pas pouvoir utiliser Shazam pour savoir ce que c’est. A la réflexion, j’aurais dû le demander au chauffeur, mais ce mini-bus était vraiment bondé.

Promenades dans les rues, sous une pluie de feuilles d’automne. Les femmes ont revêtu leurs manteaux pour la première fois de la saison. La mode des vêtements de laine vierge aux couleurs pastel fait fureur et de très jolies jupes, robes et vestes sont produites localement par des couturiers kirghizes en vogue.

Yevgueni Piotrevitch, citoyen de la Russie éternelle :

Un homme en veste de cuir fripée s’adresse à moi sur un trottoir longeant la principale église orthodoxe de la capitale : « Bonjour Monsieur. Vous êtes, évidemment, un photo-graphe et un philosophe, tout comme moi ». Il ouvre grand les yeux, tel un hibou, et se tient roide comme au garde à vous. Au bout de chaque bras, il porte d’une poigne ferme un vieux sac rempli de provisions. Il a la maigreur d’un amateur de vodka et quelque chose d’exalté flotte dans son regard. Il s’exprime en russe comme s’il lisait un discours, son regard fixant quelque chose droit devant lui. Il donne l’impression de s’adresser à Ponce Pilate et de graver ses mots pour l’éternité. Allongeant la lèvre comme un cheval, il dit : « Je me tiens ici, devant vous, mon bon monsieur, moi Yevgueni Piotrevitch, citoyen de la Russie éternelle et pèlerin sur le chemin des âmes. Devant Dieu, je déclare Mon-sieur Vladimir Vladimirovitch mon frère d’armes ! Le saviez-vous ? Et c’est la stricte et pure vérité. Monsieur ! Pour le plus grand bien de tous les peuples fraternels, je vous prie d’accepter mon salut bien franc. »

Ces propos liminaires accomplis, le brave Yevgueni Piotrevitch, une expression liquoreuse répandue sur son visage, me demande de lui donner un peu d’argent « pour payer l’hôtel », mais je comprends qu’il s’agit de s’acheter un peu d’alcool de patate, derrière le dos de sa femme. Qu’à cela ne tienne… C’est un personnage tout droit sorti de Dostoïevski.

Le même soir, à un cocktail de l’ambassade, on sert des canapés aux œufs de lompe et je porte un toast intérieur à ce brave Yevgueni Piotrevitch. Il y a aussi des beignets de crevettes servis dans des verrines et accompagnés de sauce curry ainsi que d’autres délicieux zakouski : viande de bœuf froide en chiffonnade sur toasts de pain noir et croissants tièdes fourrés au saumon.

Un observateur des dernières élections en Géorgie se confie : « bon, en Géorgie, j’étais quand même assez offusqué par la manière dont ça s’est passé. Les Géorgiens, ils récitaient tous leur leçon et c’était une reproduction point par point de que les Américains leur ont appris. Alors, ça fait quand même un peu trop… plaqué… » Une jeune femme parle de son pays d’origine, l’Azerbaïdjan, littéralement la « terre du feu » et de sa symbolique instrumentalisée par le pouvoir : « savez-vous que l’énergie dépensée pour faire fonctionner The Flames – le nouvel hôtel ultra-moderne de Bakou en forme de flammes – pourrait suffire à chauffer toute la capitale pendant l’hiver ! C’est une aberration à notre époque, avec le changement climatique ! »

Je retourne une dernière fois au café Sierra, après une longue marche sous la bruine, et déguste un Hot Teddy (rhum, citron, miel et cannelle). A une table, une jeune femme peint, à l’aquarelle, une fleur de pivoine. Puis une Kirghize du même âge, les cheveux teints en blond, vêtue d’une salopette de velours, la rejoint et l’embrasse sur la bouche, avant de s’asseoir à ses côtés. Au même moment, une jeune musulmane, un fichu sur la tête, s’installe à une autre table, ouvre son ordinateur portable et commande un latte.

Game of Thrones :

A l’université des langues, je discute avec quatre jeunes filles qui ne sont pas allées voter dimanche car elles voulaient se reposer. Elles se déclarent pourtant za Babanov – « pour Babanov », le candidat de l’opposition – mais pas assez motivées pour se déplacer dans les bureaux de vote. Elles ne pensent pas que l’élection soit « propre », mais prennent ça avec le sourire. Bien habillées, mignonnes et soignées. Dans le restaurant universitaire où elles se sont assises, il y a un énorme poster sur toile de la carte de Game of Thrones avec les blasons et les devises, en anglais. L’œuvre de J.R.R. Martin parle à tous ici, comme le Seigneur des Anneaux. Les Kirghizes – et certains Afghans – s’y retrouvent, eux qui n’ont jamais quitté la lutte perpétuelle entre clans et les renversements d’alliance.

La bruine s’infiltre dans mes vêtements tandis que je marche sur les avenues détrempées. De grandes allées avec le parfum capiteux des feuilles mortes. La grande porte de la bibliothèque centrale, située juste en face du théâtre Opéra Ballet soviétique (opera ballet sovietskii), est fermée. Deux jeunes touristes russes, en K-Way, font le pied de grue en scrutant l’intérieur, à travers les hautes vitres poussiéreuses, car elles auraient voulu voir une exposition gratuite. J’hésite entre l’envie de voir le film Blade Runner au cinéma, le temps que la pluie cesse, ou de visiter l’usine aux abords de la ville. J’opte pour l’usine et grimpe dans une marchroutka. Mais une fois arrivé devant l’entrée monumentale, on m’en interdit l’accès, après un coup de fil passé à une secrétaire. Raison donnée : secret défense. En désespoir de cause, j’entre au hasard dans un musée sur l’avenue Frounze, construit à l’époque soviétique et consacré aux traditions kirghizes. L’ensemble est gris et dé-fraîchi. Les salles ne sont pas éclairées et il n’y a pas un chat. Le plâtre s’effrite de toutes parts. Une préposée à l’accueil végète derrière un comptoir bancal.

Assis sur un banc du hall d’entrée, je ferme les yeux et me replonge dans la visite d’un monastère, près de Moscou. J’étais étudiant à l’époque et parlais tout juste quelques mots de russe. Au pied de l’escalier de la tour principale, était assise une jeune femme aux longues jambes bronzées. Bojé moy ! Les jambes qu’elle avait ! Elle était préposée à la vente de billets et s’ennuyait à mourir. Un roman de Dickens, traduit en russe, était posé sur une chaise bancale, à côté d’elle. Je me souviens que c’était Le Magasin d’antiquités. Elle avait griffonné son numéro de téléphone sur un bout de papier. Mais j’avais quitté la Russie quelques jours plus tard et ne l’avais jamais contactée. Ni téléphone portable, ni internet, à l’époque. Du reste, j’avais perdu le papier… Depuis, la longueur de ses jambes augmente à chaque fois que je me souviens d’elle.

Postface :

A mon retour en Europe, j’apprends qu’une enquête vient de s’ouvrir, au Kirghizstan, sur le principal candidat de l’opposition, Babanov, suite à son discours prononcé à Och et qui, selon certains, avait incité la population à la violence. Il est en exil aujourd’hui, tout comme le leader de l’opposition en Géorgie (voir la section du site internet consacrée à ce pays.) Ce nouvel exemple démontre, une fois de plus, qu’il vaut mieux ne pas perdre les élections : The winner takes all.

Notes :

(1) Le Grand Jeu (Great Game en anglais), est le nom donné à la rivalité entre grandes puissances en Asie Centrale. Il a été popularisé par Rudyard Kipling dans son roman Kim (1901). A cette époque, les Britanniques voulaient faire de l’Afghanistan un protectorat pour protéger la frontière nord de leur « joyau de la couronne » impériale (l’Inde), tandis que les Russes voulaient que l’Afghanistan soit un pays neutre, placé entre leur empire et celui de la reine Victoria. Depuis cette époque, les termes Grand Jeu sont employés pour parler d’autres conflits entre grandes puissances, comme par exemple la guerre d’Afghanistan (1979-1989), qui a commencé après l’invasion soviétique (provoquée par la CIA), ou le conflit actuel dans l’est de l’Ukraine.

(2) Anna Matveeva, Violence in Kyrgyzstan, Vacuum in the Region : the Case for Russia-EU joint crisis management, LSE Civil Society & Human Security Research Unit Working Paper, December 2011.

Game of Thrones in Kyrgyzstan:

Autumn 2017. The blazing leaves over tree trunks limed by white chalk. A mixture of Caucasian and Asian faces in buses. A young red-haired woman matches the color of the dye on a Muslim beard, in the Osh bazaar. Cyrillic street signs bear the names of some of the heroes of Mongol tribes. Fields lit by fires. Women in kerchiefs – never veiled – sit chatting on benches. Very few women wear a veil. Mosques are small and discreet. Alcohol is on sale everywhere. In short, the Soviet Union left its mark and a common ground is preserved. Russia remains invested in the region, while the US military base no longer exists.

Everything begins with a map. The blue of the lake Isik-Kul. On the first morning in Bishkek, the capital, I spread a city map on a table at the Sierra Coffee Shop. The Soviet Union left its mark. The main avenues bear the names of two Soviet twin-cities: Moskovskaya and Kievskaya. Then, there are the avenues Tolstoy and Frounze. As a matter of fact, this very city of Bishkek was called Frounze in Soviet times, in honor of the military leader who had played a major role during the Bolshevik revolution: Michel Frounze, who died in strange conditions. Some accuse Stalin of having eliminated a potential rival.

The Tale of Manas:

I met a young woman with an oval face and very long hair, near the university, on Chuy avenue. She proudly declared that the Tale of Manas is her favorite book. She is in her first year of Business studies and I doubt that she read the 500 000 verses of this epic poem, telling the exploits of the national hero, Manas, who unified, in the seventeenth century, the Kirghiz nomads, in struggle against the Chinese, but one never knows.

In the poem, Manas proudly boasts of having put together a powerful nation, starting from nothing. Following the example of Ivan the Terrible, Lord Manas established a personal bodyguard of forty devoted knights. However, they did not prevent him from being murdered, in one of the internecine fights between clans. It is a fate many have suffered in Central Asia since that Golden Age. His son managed to escape, taking exile in Bukhara. Later on, he returned to reconquer the lands of his father, a Paul Atreides of the tribes—though I am not sure if Frank Herbert did know about Manas.

Not less than sixty versions of the Tale of Manas are known today, each told by a different narrator, each adding his or her personal touch to the national epic. Such narrators embroider and improvise at will, like displaced troubadours.

In the north of the country, there is a mausoleum which is considered to be the tomb of the great man. Yet, one inscription indicates that it was erected for a woman, at an unknown date. Some say that it is a trick made by the widow of Manas, who was a supreme realist, as an act of selfless uxorious devotion. She engraved this inscription, they write, in order to deceive those enemies of her late husband who sought to desecrate his resting place.

The center of Bishkek is not well maintained, especially in the large squares where the decrepitude is more obvious. The presence of many trees compensates for everything. The buildings in the city center are not higher than three or four stories, making Bishkek a very human capital, especially when it is warmed by the reds and golds of autumn leaves, the perfect season to travel. I am told that it was snowing last year, at the same period. Snow in the golden trees must have been a fine sight.

The city center is crossed by the Avenue Chuy, on which sits what the inhabitants call the “White House.” This Chancellery houses the Presidency of the Republic. It looks like a modern airport terminal. I discuss with a Man in Black, a very tall Kyrgyz with very short black hair. In his right ear, there is a small silicone earpiece, almost invisible. Always on the alert, he sports curved sunglasses with yellow lenses and cultivates a watchful attitude. His eyes accentuate his strange resemblance to a bird of prey. He watches everything around him, as if expecting an impending riot. We discuss for a while about the situation in the south where I plan to go the next day. After consulting his three-dial wristwatch, as if he needed to verify some information, this displaced Sherlock Holmes advises me to be careful when I’m in Osh, because there are nearly half a million radicalized Muslims right in the Fergana Valley, even if the media do not say a word about it. According to him, the recent agreements signed with Uzbekistan are ‘bullshit’: “it is never the real stakeholders who sign these papers, but only the diplomats … And they do not represent the real troublemakers: the warlords, in the field, who have kept the capacity to do harm, if they want to. They can raise Cain at any time… “

I learn that he was himself in Osh during the pogroms of June 2010. Remembering these days, his voice goes a tone down and a veil falls over his eyes, as if he entered a trance. Watching into the distance, he recalls memories of those days of horror: « When you see a strong, well-proportioned man, taking a child by the feet and smashing his head against a wall, then you understand that it is useless trying to talk to these people. » He reminds me of the Rwandan genocide witnesses I talked to. The same veil over the eyes. Collateral victims of murderous madness, forever marked by what they saw.

Ethnic conflict:

Kyrgyzstan is one of the three countries of the former USSR to have experienced a « color revolution », that is, a change of political regime provoked by a non-violent popular revolt. This revolt, called the “Tulip Revolution”, was modeled on the Rose Revolution in Georgia and the Orange Revolution in Ukraine (as you can see in the website section on Georgia and Ukraine). However, we heard much less about it, for two reasons: Kyrgyzstan is not located in Europe and it does not present any major geopolitical challenge, so far. This is the luck of the Kyrgyz. It would, however, be a mistake to think that this place was beyond the reaches of the Great Game (1).

This regime change was triggered by a mobilization of civil society against a corrupt government and led to another equally corrupt regime. As in Georgia and Ukraine, Western agencies supported opposition activists, while Russian ones had a preference for the status quo. However, this revolt did not give rise to a conflict between great powers and the United States invested little in this affair, apart from supporting civil society with development agencies such as USAID.

Subsequently, a new constitution was promulgated, which gave Parliament more power. But this change did not happen without collateral damage, since Kyrgyz political life, like that of Bangladesh or Afghanistan, to take only two examples of a universal phenomenon, is based on the systematic exploitation of resources by elites who share power and succeed each other in government. The former guard therefore claimed its share of the pie and the new authorities in the capital did not understand early enough the risk of violence in the south, a stronghold of the old guard.

The most vulnerable, as usual, paid the price. The Uzbek minority in the southern region of Osh was expropriated with even more impunity than in the past. And when these proud Uzbek began to protest, the Kyrgyz majority understood that the authorities were too busy playing the game of rotating chairs in the far-off capital to worry about what was happening in the south. Therefore, on June 10, 2010, crowds of Kyrgyz manipulated by xenophobic leaders rushed into the city of Osh to storm the Uzbek districts.

The Uzbeks quickly realized that it was useless to wait for an intervention by the authorities. So they began to organize their own defense, building barricades around their districts, cutting down trees and using all the things within their grasp. In this respect, they were better prepared than the Armenians of Baku during the pogroms orchestrated by their local Azeri majority (in 1990).

When the assault began, Kyrgyz « extremists » rushed into Uzbeks districts to “teach them to stay in their place.” As night fell, the mosques made calls to wake up those who would otherwise have been killed if they had stayed in their beds. The leaders of the Uzbek communities even ordered their members to drum on metal barrels to warn of the current attack. “We would have thought we were in the middle of an old movie,” a witness told me.

But barricades made of odds and ends did not last long against the hordes of attackers. Hundreds of victims succumbed to the violence, at the mercy of gangs of rapists and looters superheated by hate speech. The next morning, the perpetrators eventually withdrew, having heard that Uzbekistan was preparing to send troops across the border to help its “ethnic brothers”. This rumor- only a rumor- helped stop the killings. However, nothing was further from the thoughts of the Uzbek president than to bring support to his « brothers »… Not only did he not do anything to help the victims, but he ordered the closure of the border, to stop the flow of refugees. Eventually, the president did relent. Having been alerted by his governors, who saw corpses descending the Ak-Buura river from Kyrgyzstan, the Uzbek leader finally agreed to host the 100,000 refugees in various camps.

Given the scale of the violence and the failure of its institutions, Kyrgyzstan called for international assistance. A peacekeeping mission could very well have been deployed in a very short time, either by Russia – which has a military base in neighboring Tajikistan – or by the OSCE or the European Union. But nothing happened. Kyrgyzstan does not have the geopolitical importance of Georgia or Ukraine, nor even of Kosovo. It is true that a mission of this type could not have done much to limit the number of victims because it would have arrived after the massacres. However, it may have been able to put in place a transitional justice system.

If Moscow did not react, it was probably because the Kremlin did not want to be seen, in the eyes of the West, for a defender of its pré carré, especially after the war in Georgia. Moreover, it faced other challenges and was already preparing to take back Crimea, which was done two years later.

However, Moscow could have put forward the treaty of friendship between the two countries, or even the mandate of the Collective Security Treaty Organization (CSTO) – in Russian: Организация Договора о коллективной безопасности – especially since the UN had just signed a cooperation agreement with this regional organization that brings together – besides Kyrgyzstan – Russia, Uzbekistan, Tajikistan, Kazakhstan, Belarus and Armenia.

There was even a precedent, since Soviet troops had come to Osh during the pogroms of 1990. Of course, they had been criticized, but the utility of their intervention has been subsequently recognized.

The United Nations, once more, did not prove very reactive, despite the fact that the acting President of Kyrgyzstan happened to be a diplomat with connections at the UN headquarters. As for the European Union, it sent five million euros in humanitarian aid and set up an Inquiry commission, as usual. The Kyrgyzstan Inquiry Commission (KIC), was headed by a Finn, who issued a report pointing embarrassingly at the total incapacity of national authorities to handle the conflict. As a result, he (known by his initials, KK) was declared persona non grata by the Kyrgyz Parliament, reluctant to be taught how to behave, and had to pack up soon after the publication of his report.

This sorry business brings little water to the mill of the partisans of the peacekeeping operations, as Anna Matveeva explains (2). When, for once, the geopolitical considerations did not create any obstacle, the great powers were unable to agree to send a mission, and with the current conflict in Ukraine and very confrontational relations between major powers, this kind of operation is even less feasible.

I buy two wool dolls at a craft store. They represent a Kirghiz and an Uzbek (photo n ° 3) and show that stereotypes have a long life. The Kyrgyz is represented as a slender nomad, a falcon perched on his shoulder, while the Uzbek looks like a sedentary peasant, very stocky. A similar dichotomy is found in Rwanda, where Tutsis are often represented as aristocratic shepherds, while Hutus are seen as stocky farmers.

At the Sierra Café:

This cafe, open 24/24, is an ideal place to drink a latte or eat a snack. It is frequented by the golden youth: young women with haircuts inspired by manga characters, and boys flirting with the androgynous look of Tokyo bad boys. It is here that Slavs – ethnic Russians but with a Kyrgyz citizenship – mingle with Asians in a melting pot. All are children of the Internet, hyper-connected and globalized. They travel abroad, without having to spend a lot, couch surfing, in Russia, Kazakhstan, and even in Europe.

One of the waiters, a handsome, light-eyed kid, tells me that Och is a very nice city: “People are more open than here, you’ll see. » A young couple sip a coffee latte. The girl is a beautiful blonde wearing a long braid, in Julia Tymoshenko fashion, with mutinous and languorous eyes, as Dumas wrote (I read the Three Musketeers on the plane).

In the south:

It’s been over an hour since we embarked in the plane on the airport tarmac. I read D’Artagnan’s adventures aboard. After another thirty minutes, the pilot ends up announcing that the departure is delayed because « our President of the Republic decided to pay a surprise visit to the good old city of Osh. » Nothing surprising. It is 48 hours before Election-Day. He comes to shake some hands and to tighten a few bolts, and as usual, he ordered the closure of the airport before he did so. As in Ukraine, where the president used to close down the highway each time he drove out of Kiev to go sniffing the good forest air of his luxurious suburban dacha, Mejigiria. Promiscuity is never good and it is always better to avoid mixing with the crowd.

Life is, as they sang on Broadway, a very funny proposition after all. The communication team of the Presidential Palace thought it was time to send the Head of State to beat the call of the flock in the southern stronghold, and so I will not be able to watch, from the plane window, the beautiful mountain range because it will be dark when the plane will finally take off. De guerre lasse, I return to the seventeenth century and the desperate attempt by the brave musketeers to save the English king, Charles the First, from being beheaded in London.

With a family of Meskhetian Turks:

Two years after visiting the villages of southern Georgia where I met families of Meskhetian Turks who had resettled after having been exiled to Central Asia by order of Stalin (as you can see in the website section on Georgia), it is fascinating to meet their descendants in Osh.

The Soviet dictator specialized in the study of minorities. He was himself a Georgian. He had ordered the displacement of many ethnic groups from one end of the Soviet territory to the other, under the pretext that they had to be punished for collaborating with the Nazi invader. After the death of Stalin, most of these groups were allowed to return to their homelands, with the exception of three communities, one of which were the Meshketian Turks (the other two who were excluded from the “great pardon” were the Volga Germans and the Crimean Tatars).

We enter in the Meshketian Turks’ house through a large iron gate, painted green. The ground on which the house is built is surrounded by a high concrete wall. It is customary in Central Asia to wall the perimeter of the houses where the members of the same family live, as was formerly the case in medieval Europe. I cross a large courtyard, welcomed by chickens, and pass a wooden kiosk with benches, covered with carpets. These kiosks are very popular throughout the region, from Afghanistan to India, especially during Summer. You can drink tea or take a nap on their carpets. It is the place where the leaders of the neighboring houses meet in order to discuss practical questions.

One of the sons of the house is busy repairing the hose of a Soviet-era pickup truck, his head bent under the open trunk, while three women wearing kerchiefs are busy in the kitchen, the window of which is wide open. Alerted by a noisy hen that a stranger has appeared, a woman passes a rubicund head through the front door, causing the multicolored beads of a fly-curtain to peal and click like wooden bells.

The head of the family wears a tweed cap that gives him the appearance of a gentleman farmer. “No problem to vote,” he says. They will do it the next morning, all together, as usual, except one of their daughters, who is disabled. There is no mobile voting system, allowing home voting for disabled, sick or elderly people, unlike in other countries of the Commonwealth of Independent States.

The father ends up admitting that he has a problem with the municipality. Local officials reportedly paid a bribe to experts from the capital who came to investigate the housing rights of the Turkish minority in Osh, and the case was buried. His two eldest sons join us in the courtyard. These handsome young men are opposed to filing an official complaint: “it could turn bad, who knows? And cause us problems,” worries one, a wrench in hand and his shirt covered with oil. But his father insists, revealing his emotion: “I’m not afraid. I’ve had enough. » His eyes are wet under his tweed cap.

Karman:

In the upper part of the city of Osh, where the Uzbek minority barricaded themselves during the 2010 pogroms. This neighborhood was well protected, so that the murderous crowd did not succeed to enter.

During the electoral period, memories of the black days of June 2010 are back and the risk of a resurgence of violence is felt. No one wants to answer any questions without the presence of the district leader, who is out of the region today. A group of men sitting on carpets, in front of a grocer’s shop, offer me a bowl of tea in order to follow the laws of hospitality, while a butcher passes in front of us pushing his cart where pieces of meat hang in the brazing sun.

Discussions with inhabitants of the city center. According to some, the game is up. For others, the results of the elections remain uncertain, with two strong candidates ready to fight: “it’ll be hot!” declares one, while another says, disillusioned, touching the pocket of his pants: « they are all alike, the politicians … they only work for their pocket. » The Russian word “karman” (pocket) is often used in discussions on politics.

Nazgul looks like an Elf: pointy ears, almond eyes and smooth hair. Her name reminds me of the Lord of the Rings, although she is the exact opposite of the Dark Riders, except for the color of her hair. She heard that candidates are willing to pay up to $ 100 for a vote. One of her friends told her that he intended to wait until the last hour to vote, tomorrow, because he hopes that the price will rise, and that he will manage to earn up to 150 euros, which is to say, more than his monthly salary at the factory.

Election-Day:

In front of the polling station at the Philharmonic, a man administers a master slap to another. The slapper is a huge Uzbek sporting a blue suit. The victim is a working class man wearing a shapeless gray jacket and a shabby shirt. The skin of his face blushes under the slap. He holds his cap with a nervous grip, his knuckles bleached by the pressure of the fingers. He is fixing his persecutor with hate, but without daring to retort. I won’t bet much on the aggressor’s life expectancy if the victim manages, one day, to wash the affront.

These elections have nothing festive (as opposed to Belarus, as you can see in the website section on that country) and everyone has a funeral expression, including the officials. No laughs to cool the heavy atmosphere. People in the streets exchange a few words in a low voice.

In a small supermarket, downtown:

This store is run by a family from Azerbaijan. While I’m contemplating the price of local vodka, a young man comes to shake my hand and welcomes me. Then, he mysteriously guides me to a room in the back of the shop. A trap?… I’m on my guard. But nothing is further from his intention than to attack me. We enter a small room, poorly ventilated and filled with tobacco smoke, where four massive men are seated, playing cards and sipping tea. They welcome me. They are immigrants, from Baku: “Oh, Azerbaijan! … you know, only problems! and with a dangerous president … Yes, my good sir, he took everything there, everything! But here in Bishkek, we are OK. » One of the four is then mocked by the others and he leaves the room, grumbling. “Oh, he … well, don’t pay attention, he’s a Jew … so, you know …” “So what? asks the Jew, coming back, and that’s precisely why I’m smarter than them!… Jews have a brain that works! » He adds, tapping a finger on his temple. Then, he sits down on his chair and takes his pack of cards, while the others burst out with a thunderous laugh: “ah ah ah! Yes, really, the Jews, they are like that, they leave, they come back… “, comments one, while another boils water for the tea. The indomitability of the sons of David hangs, half awesome, in the air, like that of Lord Manas’ knights.

Arms and legs:

Near the entrance of a small park, five men are comfortably seated, in Asian fashion, on a wooden mattress covered with carpets. The most imposing is a gentleman sporting a mustache with a round face like a mature melon. He is a shopkeeper but he attended school: “up to class 8”, during Soviet time, and he follows international affairs very closely, both on television and in the newspapers. “In France”, says he, “is it not the case that you have a new president. Hmm… is he any better than the previous one, who was a little… how to put it ? so so (“tak tak” in Russian), right? » Then, after a pause: “Your Sarkozy, he was good, wasn’t he? He made peace in Georgia. Oh, and Mitterrand… Mitterrand! A real Tsar! » His eyes are wide open and his arms raised. Then, he exclaims: “General de Goal! Accentuating the « O » while, at the same time, raising his arms even higher, but also both legs, as a sign of total respect. I marvel what free State education can achieve – whatever Pink Floyd said – and reflect that I would be very unlikely to meet a shopkeeper as familiar as that man with French political life in the depths of the United States.

The Osh Bazaar:

I was expecting a much bigger and noisier place. But, there is no music and that makes a big difference when compared with the aural assault which goes with the markets of India, or China. Peaceful restaurants are lined up, side by side, with their shashlik braziers smoking in front of the entrance and their large woks, filled with chicken, that thick jovial gold-toothed female cooks stir with large spoons, chatting happily.

There are many ironwork shops here. They are based on the demand for the manufacture of doors and fences, without which a house is not considered as such in this country. Everywhere in Central Asia, it is the size and solidity of the door that displays the status of the family who lives behind. Therefore, a house worthy of the name must be fenced from one side to the other.

It is a pleasure to see young people of all ethnic origins coming to drink a café latte in the recent coffee shops built in the city center, where multiethnic teams work. A student with a melancholic face addresses me. His name is Adde and he learns English at university. Next year, he will also start French. No, he did not vote in the elections, because he does not have Kyrgyz nationality, even though he is of Kyrgyz ethnicity. Indeed, he has lived all his life on the other side of the border, in Uzbekistan.

Dr. Watson:

A post-election meeting is being held by a retired British officer, very old school, whom I had met in Russia. I remember taking a picture of him, a few years back, in one governor’s office as he listened to the speech of the Kremlin “pro-consul” with a frown that made him look a little like the Bridge on the River Kwai version of Alec Guinness. Never was the expression « so Brit-ish! » more appropriate.

Of course, we hear some of the usual jokes. A Dutchman whispers to his neighbor: « When I was in Kenya, one of our colleagues, who came from Bristol, used to sing It’s a long way to Tipperary… And I must say that I was expecting to hear that tune today… » Then, a young Russian observer complains about the visibility of the stickers mentioning the financial and logistical support of USAID in many polling stations he visited. His neighbors from the Baltic countries refrain from making any comments.

It looks as if we were back at the time of the Great Game, between the Russian and British empires, a geopolitical battle to which the brave Dr. Watson himself had taken part. I note again that the Englishman who chairs the post-election meeting resembles that good doctor more than a pontine officer who will not work. Ironically – as I will realize three weeks later, in Volgograd – he is the spitting image of the Soviet actor playing the role of Dr. Watson in the adaptation of the adventures of Sherlock Holmes by the Soviet television, the excellent Vitaly Solomin. As all old people begin to resemble each other, perhaps all red-faced Englishmen look like Nigel Bruce.

At a Kyrgyz dinner:

A large house surrounded by a high fence. A spacious garden with, in the middle, a majestic cherry tree which produced the fruits with which the wife of my host prepared the very good “kompot” that we drank during dinner, accompanied by Kyrgyz Cognac. When I later talk to a taxi driver, he tells me that this Cognac, produced locally, is considered very “clean”, unlike others that are produced in the region.

Back to Bishkek:

The scientific assistant of the French Institute of Central Asian Studies (IFEAC) is a young Kyrgyz who just participated in the Paris marathon: “oh, it was extraordinary, everyone encouraged us, especially after kilometer 35”. He looks like Murakami, the Japanese writer: muscles and tendons, without a gram of superfluous fat.

Like all serious runners, he set himself up for a new challenge: the Almaty marathon in the Spring. He advises me to visit this city, in neighboring Kazakhstan. « It will just cost you $ 100 by plane. A return ticket. And after Almaty, it’s worth going to Astana, by train. You cross the steppes of Kazakhstan, passing Lake Balkhash, one of the largest in the world. And if you go to Astana, you will hallucinate, as they say in France. It is an entirely new, artificial and futuristic city. There is a huge contrast with other cities in Central Asia. »

France maintains this institute against all odds. A few years ago, it moved from Tashkent to Bishkek, an exodus that was not painless, as the institute left behind about 10,000 manuscripts, the Uzbek authorities having refused to give the permission to transfer them to Kyrgyzstan. Fortunately, they are kept at the embassy and one can hope that the principles of extraterritoriality and inviolability will be strong enough to preserve them. But when one thinks about what happened in Egypt, we have reasons to worry. The Egyptian Institute, founded by Napoleon in Cairo, burned in the riots of the Arab Spring in 2011, and many rare manuscripts went up in smoke.

“Well, it’s true that this move makes us save money, because the rent is lower here, but it’s still annoying for researchers coming here. It is a very rich collection. In particular, there are manuscripts of the some of the earliest geographical works in Central Asia, in the eighteenth century, as well as a large number of excellent studies in Russian. “

It’s raining for the first time this week. I climb into a crowded marchroutka. The passengers are quiet and much more discreet than in the Paris public transport. There is a beautiful music that makes me think of a song by The Cure, with lyrics in Russian, and I regret not being able to use Shazam on my phone to find out what it is. I should have asked the driver, but this mini bus was really crowded.

I take a walk in the streets, under a rain of autumn leaves. The women put on their coats for the first time this season. The fashion is for pastel-colored virgin wool clothes. Some very stylish skirts, dresses and jackets are produced locally by Kyrgyz fashion designers.

Yevgeny Piotrevitch:

A man in a wrinkled leather jacket addresses me on a sidewalk along the main Orthodox church in the city center: “Good afternoon Sir. You are, of course, a photographer and a philosopher, just like me. ” He opens his eyes wide, like an owl, and stands as stiff as a soldier during a review. At the end of each arm, he clasps an old bag filled with food. He has the leanness of a vodka lover, and something exalted floats in his eyes. He expresses himself in Russian as if reading a speech, his gaze fixing something straight in front of him. He gives the impression of addressing Pontius Pilate and engraving his words for eternity. Stretching his lip like a horse, he says: « I stand here, before you, my good sir, Yevgeny Piotrevitch, a citizen of Eternal Russia, and a pilgrim on the path of souls. In the name of God the Almighty, I declare Mr Vladimir Vladimirovich my brother in arms! Did you know?… This is the truth and nothing but the truth. Sir ! For the greater good of all fraternal peoples, I beg you to accept my very frank salutation. »

These introductory remarks made, the brave Yevgueni Piotrevitch, a liquorous expression on his face, asks me to give him some money “to pay the hotel”, but I understand that it is about buying some potato spirit. I don’t mind. If he’s not a character straight out of Dostoyevsky, he is at least doing a good impression of Ivan Skavinsky Skavar.

On the same evening, at a cocktail party at the Embassy, lumpfish egg canapés are served and I make an inner toast to this brave Yevgueni Piotrevitch. There are also shrimps served with curry sauce and other delicious zakouski: cold beef on black bread and warm croissants stuffed with salmon.

An expert speaks about Georgia’s last election: « Well, in Georgia, I was taken aback by the way things went. The Georgians all recited their lesson and it was a point-by-point reproduction of what the Americans had taught them. So, it was really a bit too… copy-paste, you know… » A young woman talks about her country of origin, Azerbaijan, literally the “land of fire” and its symbolic instrumentalization by the current government: « the energy spent on the Flames – the new ultra-modern hotel in Baku – could be used to heat the entire capital during the whole Winter! This is an aberration in our time, with our awareness of climate change! »

I go back to the Sierra Cafe one last time, after a long walk under the drizzle, and enjoy a Hot Toddy (rum, lemon, honey and cinnamon). At a table, a young woman is painting, in watercolor, a peony flower. Then a Kyrgyz girl of the same age, with her hair dyed blonde, wearing a velvet bib, joins her and kisses her on the lips, before sitting next to her. At the same moment, a Muslim girl with a kerchief on her head sits at another table, opens her laptop and orders a latte.

Game of Thrones :

At the University of Languages, I talk with four young girls who did not go to vote on Sunday because they wanted to rest. They declare themselves Za Babanov – “for Babanov” in Russian – the opposition candidate – but not motivated enough to bother walking to the polling station. They do not think the election is “clean”, but take it with a smile. They are well dressed, lively, and hopeful. In the university restaurant where they sit, there is a huge canvas poster of Game of Thrones with the coats of Arms and the mottos, all in English. The work of J.R.R. Martin speaks to all, here, as the Lord of the Rings. The Kyrgyz – and some Afghans – find themselves in these novels, they who have never left the perpetual struggle between clans and the whirling reversals of temporary alliances.

Legs again:

The drizzle seeps into my clothes as I walk on the soggy avenues, boulevards heavy with the heady scent of dead leaves. The main door of the Central Library, located just opposite the Soviet Opera Ballet Theater (opera ballet sovietskii), is closed. Two young Russian tourists are cranking their feet, peering inside, through the dusty windows. I hesitate between watching Blade Runner in a cinema or visiting a factory on the outskirts of the city. I opt for the factory and climb into a marchroutka. But once at the monumental entrance, I am denied access. Reason given: top secret. In desperation, I enter a museum on Frounze Avenue, built during the Soviet era and devoted to Kyrgyz traditions. The building is gray, the rooms are not lit and there is not a single visitor. The plaster is crumbling on all sides. A receptionist vegetates behind a wobbly counter.

Sitting on a bench in the lobby, I close my eyes and plunge into the memory of a visit of the monastery of X, near Moscow, years ago. I was a student, back then, and knew just a few words of Russian. At the foot of the staircase in the main tower sat a young woman with long tanned legs. She was a ticket clerk and looked bored to death. A Dickens novel, translated into Russian, was placed on a wobbly chair next to her. I remember that it was The Old Curiousity Shop. That young woman had scammed her phone number on a piece of paper. Boje Moy! The legs she had! But I had left Russia a few days later and lost the paper soon after… And neither cell phones nor Internet were invented at that epoch… Since then, the length of her legs increases every time I remember her.

Postscript:

Back in Europe, I learn that an inquiry has just begun in Kirghizstan against the opposition candidate, Babanov, following his speech at Osh, which some say had incited the population to violence. He is in exile today, just like the opposition leader in Georgia (as you can see in the website section on Georgia). This new example demonstrates that it is better not to lose the elections: the winner takes all.

(Many thanks to Martin Meenagh for the complete revision of the English version. His remarquable insight helped me enhancing the original French version of the text).

Notes :

(1) The Great Game is the name given to the great power rivalry in Central Asia. It was made popular by Rudyard Kipling in his novel Kim (1901). At the time, Britain wanted to make Afghanistan a protectorate in order to protect its empire in India, whereas Russia wanted Afghanistan to be a neutral zone between its empire and the British « crown jewel » (India). The terms Great Game are now used to refer to other conflicts as well, such as the Afghan war, which started after the Soviet invasion (and was provoked by the CIA), or the current war in Eastern Ukraine.

(2) See Anna Matveeva, Violence in Kyrgyzstan, Vacuum in the Region : the Case for Russia-EU joint crisis management, LSE Civil Society & Human Security Research Unit Working Paper, December 2011.





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